Vazquez Montalban : paysage après la bataille
LEMONDE.FR | 18.10.03

Il le dit tranquillement : " Mon père et ma mère étaient des immigrés espagnols..." C'est un des plus célèbres enfants de Barcelone, deuxième ville du royaume d'Espagne, un enfant né au coeur du Barrio Chino, qui s'exprime ainsi. Déroutante Barcelone : là où, pendant trente-cinq ans de franquisme, s'affichait partout la suprématie de la langue espagnole, triomphent aujourd'hui l'identité catalane, la langue catalane : un choix réfléchi et vécu pacifiquement, entre une langue parlée par trois cents millions d'être humains et une langue parlée par six millions.

En ces temps où les luttes linguistiques sur fond "ethnique" ensanglantent le monde, l'exception vaut d'être saluée... C'est pourtant en espagnol qu'écrit Manuel Vazquez Montalban, Barcelonais de naissance et de coeur, chantre par excellence de sa ville avec laquelle il entretient, dit-il, "un rapport génétique" et où il évolue comme un poisson dans l'eau. "Pour moi, le catalan langue hégémonique à Barcelone, c'est le happy end de l'histoire. Sous l'oppression du franquisme, le catalan a survécu comme un miroir où tout un peuple pouvait contempler son identité. Je ne veux pas que l'espagnol soit une menace pour l'identité catalane. Comme cela, je peux écrire en espagnol avec un sentiment de liberté totale, sans avoir le complexe d'appartenir à une armée d'occupation linguistique."

LA LOI DU SILENCE

Dans le quartier prolétaire où il naît en 1939, la plupart des habitants, "immigrés" comme ses parents, parlent espagnol. Son père, communiste, fait cinq ans en prison. Le catalan, c'est sa mère, couturière, qui le ramène à la maison, parce qu'elle l'apprend avec ses clientes. Liée à l'anarchisme syndical, elle lui communique cette morale de la rébellion qui hérissa la ville de barricades à maintes reprises et lui valut le surnom de "Rose de feu". Le triomphe du totalitarisme ne se traduit pas seulement par la répression directe la prison, la torture : "L'appropriation du patrimoine et la falsification empêchent la formation d'une conscience critique. La mémoire des vaincus est condamnée à disparaître." Dans son quartier de vaincus, Manuel découvre la loi du silence. "On ne parlait de la guerre civile qu'en privé. Il restait juste comme un squelette de mémoire."

Son père rêve pour lui d'un emploi sérieux. L'adolescent reçoit en cadeau une machine à écrire. Il s'en sert pour écrire des poèmes. Quand il entre à l'Université "un petit miracle, vu mon origine sociale" , il rencontre des jeunes gens qui osent dire tout haut ce que, chez lui, on n'osait à peine dire tout bas : ils veulent changer la société, mettre à bas la dictature. Conséquence : pour avoir pris part, en 1959, à une manifestation de soutien à une grève des mineurs des Asturies, il passe dix-huit mois en prison. Expérience terrible sur le plan physique et extraordinaire sur le plan intellectuel : "Jamais je n'ai tant lu. Mon premier livre, je l'ai écrit en prison." Des poèmes conçus sous l'influence du réalisme critique elliptique à cause de la censure de Blas de Otero, de Celaya, à l'exemple des poètes français de la Résistance ou de Brecht. Deux cultures fusionnent en lui : celle de l'Université et celle, populaire, de ses origines.

Aujourd'hui encore, il parle avec émotion de la chanson française de sa jeunesse : Brassens, Brel, Mouloudji, qui ont marqué la génération de la Nova Canço catalane. Un écrivain est né. Pour retrouver la mémoire perdue, certes, mais pas seulement. Cela, les écrivains de la génération de l'exil, tels les frères Goytisolo, le font. Ce qu'il veut c'est, à travers les mots, "offrir une proposition de changement de la réalité... L'écriture m'est apparue comme un moyen de réaction face à la réalité, comme un besoin de la réorganiser." Mais à quels modèles se référer ? A l'époque, on parle de la mort du roman, auquel Marcel Proust et James Joyce auraient mis un point final. Pour un jeune communiste qui mise sur l'agonie de la bourgeoisie, l'expression littéraire privilégiée de celle-ci ne peut être qu'un genre décadent : "C'était la fin du récit linéaire, de la logique interne du discours, un peu la recherche de Juan Goytisolo avec Signes d'identité."

LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE

Il est d'abord tenté par une écriture qu'il qualifie aujourd'hui de "très avant-gardiste", des "romans expérimentaux", Recordando a Dardé (1969), Happy end (1974) : c'est l'époque de l'éclosion du nouveau roman en France. Mais il prend conscience que l'avant-garde peut à son tour se banaliser au point de devenir "un produit des Galeries Lafayette". "Tout en ayant conscience de la faillite du réalisme socialiste, devenu une esthétique d'Etat quand il doit être une esthétique de la résistance, j'ai ressenti le besoin de retrouver un discours de caractère réaliste. Comme celui de Pavese et des romanciers italiens des années 40."

C'est alors que, dans son oeuvre, s'impose Pepe Carvalho, ce personnage qui traverse le quotidien aux mille visages, lui-même Janus polymorphe, capable d'avoir été communiste et agent de la CIA, lecteur boulimique mais n'hésitant pas à brûler sa bibliothèque, jamais totalement bon ni méchant, un peu Philip Marlowe façon Humphrey Bogart, un peu Hercule Poirot : "Détective privé philosophe, sceptique, cynique et gourmet", comme le qualifie Michèle Gazier, traductrice attitrée de ses aventures. Capable aussi de prendre le temps d'être amoureux, comme dans les nouvelles qui paraissent aujourd'hui : Trois histoires d'amour. Au travers du cycle des Carvalho, commence une chronique de la société espagnole. Ce n'est pas simple, d'abord. Comment décrire le monde d'un roman policier sous un régime... policier ? Tatouage (1974) se passe donc à Amsterdam. Carvalho ne prend possession de son véritable univers, Barcelone, qu'après la mort du dictateur, avec La Solitude du manager (1977). Il y évolue dans le contexte de la transition démocratique : un paysage d'après la bataille. "J'avais trouvé la possibilité d'un nouveau réalisme à travers la poétique du roman noir américain. La méthode est celle de la sociologie : le privé pose des questions, il s'interroge. Les réponses aident à construire la structure interne du roman, et en même temps se dessine la réalité de l'époque."

Influence du seul roman noir américain ? Comme chez Leonardo Sciascia, qu'il a rencontré plus tard, celle du roman du XIXe siècle reste grande, et aussi celle de Franz Kafka ou, plus près, l'exemple des romans policiers de Graham Greene ou de ceux, politiques, de John Le Carré. Le prix Planeta couronne, en 1979, Marquises si vos rivages... Publié en 1981, Meurtre au comité central fait le tour du monde. Mais le personnage de Carvalho ne peut suffire à apaiser cette soif qu'a son auteur de saisir la réalité de son temps sous toutes ses facettes, d'en traverser toutes les strates. Le besoin d'habiller de chair ce "squelette de mémoire" auquel son enfance a été condamnée le pousse à des entreprises plus ambitieuses.

D'où cette fresque foisonnante qu'est Galindez, inspirée d'un événement réel l'assassinat en 1956 d'un représentant du gouvernement basque en exil où l'enquête est menée par une universitaire auteur d'une Ethique de la Résistance. D'où cette Autobiographie de Franco qui rend la mémoire à une Espagne amnésique en mettant à vif tout ce que son histoire récente recèle d'ironie et de cruauté. D'où ce "Pasionaria et les sept nains" (inédit en francais) qui explore les replis du cerveau reptilien du communisme espagnol. D'où, enfin, cet Aperçus de la planète des singes qui paraît aujourd'hui. Un pamphlet qui affirme le refus de vivre sur "une planète de singes résignés et culpabilisés où, en apparence, se sont asséchées les mers de sang versé par la civilisation libéralo-capitaliste d'aujourd'hui occupée à couvrir la terre de hamburgers et de poulets frits du Kentucky servis par des livreurs portant le casque bleu de l'ONU".

L'UTOPIE EST FÉCONDE

Un refus de s'installer dans le "présent permanent", auquel on nous convie au nom de la post-modernité en proclamant que le passé reste inutile et que le futur est toujours imparfait, donc tout aussi inutile : "Parce que retrouver le passé signifierait imaginer la cause de ce qui nous arrive aujourd'hui, et questionner le futur de façon critique serait remettre en question ce que l'on nous impose comme présent." Contre ce cynisme, il revendique un retour aux sources. Que l'on cesse d'utiliser l'échec du communisme des régimes soviétiques comme alibi pour nous expliquer qu'on ne peut échapper à la société des "singes", celle où le spectacle télévisuel de la guerre du Golfe est présenté comme le triomphe de la démocratie. Que l'on fasse le bilan de l'injustice moderne, comme l'ont fait les socialistes du siècle dernier. Que l'on n'ait pas honte de parler de raison, de progrès, et de dire que l'utopie est féconde.

La logique de la gauche traditionnelle a fait faillite, mais on peut, on doit faire ce bilan de l'injustice. "J'ai qualifié mon livre de très primitif, parce que je ne pense pas qu'il soit nécessaire en ce moment de recourir à la grande théorie : ce qui est nécessaire, c'est un bilan de la réalité. Pourquoi ce bilan est-il négatif ? Pour moi, cela signifie recouvrer le discours de l'innocence." Amer mais optimiste, acerbe mais joyeux, cruel mais tendre, un pamphlet à l'image de l'auteur et parfois de son enfant, le privé Carvalho. Comme lui, Vazquez Montalban se veut un "piéton de l'histoire". Certes, il sait qu'un simple piéton ne peut changer l'histoire. Mais ce qui le différencie de son personnage, comme de beaucoup d'autres piétons dont il se sent solidaire, c'est que, s'il n'est pas plus qu'eux le "maître des mots" dont rêvait l'Alice de Lewis Carrol, il a appris à s'en servir.

L'écrivain ne fait pas l'Histoire, mais au moins peut-il la nommer. A lui donc de mettre les mots sur notre désordre. En Espagne, celui-ci s'appelle, entre autres, post-franquisme, fin de la transition ou désillusion des années Felipe Gonzalez. Ailleurs il porte d'autres noms : par exemple, la chute du Mur, porteuse de tant d'espoirs auxquels succède l'amertume de voir s'élever de nouveaux murs. En ces années du "nouvel ordre mondial", s'agit-il alors de décrire, encore une fois, le paysage après la bataille, en attendant les autres, toutes les autres à venir ? Il sourit : "Le paysage, après la bataille... c'est un bon titre pour votre article, non ?"

François Maspero